A.-F. Praz: De l’enfant utile à l’enfant précieux

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Titel
De l’enfant utile à l’enfant précieux. Filles et garçons dans les cantons de Vaud et de Fribourg (1860–1930)


Autor(en)
Praz, Anne-Françoise
Erschienen
Lausanne 2005: Editions Antipodes
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Rezensiert für infoclio.ch und H-Soz-Kult von:
Mariama Kaba

Dans son volumineux ouvrage d’environ six cents pages, A.-F. Praz s’intéresse aux multiples facteurs qui, au tournant du XXe siècle, transforment les comportements d’une société faisant face aux nouvelles valeurs émergentes attachées à l’enfance. Ainsi, l’enfant est d’abord considéré/e comme utile, lorsqu’il ou elle contribue à la production des richesses de la famille par ses fonctions économiques, en travaillant dans les champs, les alpages, les fabriques, sur les marchés ou à domicile. Elle ou il devient précieux/se lorsque son instruction implique des investissements à plusieurs niveaux, comme c’est le cas au moment où se généralise la scolarisation primaire obligatoire. Le contrat qui s’établit alors entre parents et autorités publiques requiert, de part et d’autre, le respect de certaines obligations: limitation de l’exploitation de la force de travail des enfants pour les premiers, investissement dans l’infrastructure scolaire pour les seconds. Au final, le développement de l’instruction doit profiter à long terme à la collectivité, avec pour corollaire une baisse de la quantité des enfants mis au monde, rendue nécessaire par l’investissement dans leur future qualité.

Ces modifications du statut de l’enfant s’inscrivent dans le processus de transition démographique que connaît l’ensemble de l’Europe entre 1860 et 1930. Cette période délimite l’étude d’A.-F. Praz qui se centre sur les cantons de Vaud et Fribourg, et plus particulièrement sur quatre communautés rurales: Broc et Delley-Portalban (Fribourg), Chavornay et Chevroux (Vaud). Construite à partir du croisement des sources entre ces deux niveaux, cantonal et villageois, cette approche permet un élargissement de la focale nuançant avantageusement les hypothèses de départ.

A Fribourg, l’hégémonie conservatrice catholique participe au décalage du canton en terme de transition démographique (baisse de la fécondité maritale la plus tardive de Suisse après le Valais), de lutte contre la mortalité maternelle et in fantile (engagée tardivement par rapport à la moyenne helvétique), et d’industrialisation (un take-off parmi les plus lents du pays). En terre vaudoise, politiquement marquée par le triomphe du radicalisme et un recul du pouvoir religieux protestant – par ailleurs favorable aux approches néo-malthusiennes –, on observe un déclin de la fécondité légitime parmi les plus rapides (en deuxième position après Genève), ainsi qu’un investissement précoce dans les mesures sanitaires et en faveur de l’industrialisation. Ces données générales se trouvent toutefois relativisées à la lumière des facteurs économiques marquants des quatre communautés prises en compte dans l’échantillon. Ainsi, le village gruyérien de Broc et le village du Gros-de-Vaud de Chavornay ont en commun, outre de reposer sur l’agriculture, de compter chacun avec une fabrique implantée à proximité de leur territoire. L’élevage caprin caractérisant les alpages brocois aussi bien que les cultures maraîchères qui restent longtemps l’apanage des Chavornois exigent une participation saisonnière des enfants, mais la proximité de la fabrique va favoriser l’amélioration du niveau de vie des familles paysannes et ouvrières. Les deux autres villages de l’échantillon, Delley-Portalban (FR) et Chevroux (VD), sont situés dans la région de la Broye. De cette situation géographique commune résulte une économie basée sur les cultures maraîchères et les vergers, dont les produits sont vendus sur les marchés de Neuchâtel ou de Payerne, ce qui requièrt une implication plus importante du travail des femmes et des enfants.

Ces pratiques évoluent au cours de la période étudiée en fonction du contexte (crise agricole de la fin des années 1870, crise économique de l’entre-deux-guerres), et dépendent de bien d’autres facteurs que l’auteure prend soin de passer en revue. Sans les détailler ici, mentionnons simplement que, dans les considérations sur la mise au travail des enfants, interviennent également l’importance des activités annexes (pêche, tressage de la paille, culture du tabac…) et du soutien étatique aux familles, ainsi que les questions sur le nombre respectif de filles et de garçons dans le foyer, leur place dans la fratrie, le niveau d’éducation et les modèles culturels des parents. Ces derniers doivent également composer avec les contraintes institutionnelles (politiques et religieuses), dont les discours pèsent sur l’investissement dans l’éducation des enfants et le contrôle des naissances. Des discours qui font l’objet d’une analyse serrée à travers des sources multiples (rapports administratifs et législations des différentes autorités vaudoises et fribourgeoises, littérature religieuse, témoignages des villageois).

A propos des tensions entre les idéologies des élites et les comportements traditionnels familiaux en matière d’éducation des enfants, des différences notables sont observées entre les deux cantons. Au cadre légal très strict en vigueur dans le canton de Vaud (surveillance des élèves et du personnel enseignant, répression des absences), répond à Fribourg une législation autorisant de nombreuses exceptions. Pour les filles, notamment, poussées à prendre en charge des tâches domestiques à l’intérieur ou à l’extérieur du foyer, on acceptera davantage les demandes de congés, de changement d’horaire scolaire (quitter la classe plus tôt afin de préparer le repas), d’émancipation avant l’âge légal (terminer la scolarité obligatoire à 14 ou 15 ans plutôt qu’à 15 ou 16 ans selon les régions et les époques). A.-F. Praz voit dans les premiers examens effectués sur les recrues en 1876, l’une des causes de la différentiation sexuée en matière de scolarisation. En effet, suite à l’enquête organisée par le Conseil fédéral dans l’ensemble du pays pour expliquer les mauvais résultats de ces examens – le canton de Fribourg étant particulièrement montré du doigt –, la scolarisation des garçons est favorisée dans un but de pres tige cantonal. Au cours d’un développement éclairant à plus d’un titre l’histoire de l’instruction et de la formation en Suisse, l’auteure s’intéresse entre autres aux valeurs véhiculées par les manuels scolaires, dont elle analyse la lexicographie et les champs sémantiques à partir de trois thèmes principaux: l’école, les métiers et les rôles parentaux. Tandis que l’utilité de l’école se décline en terre vaudoise en termes de progrès, de fierté et de source de plaisir, l’institution est perçue par les autorités fribourgeoises comme un prétexte aux leçons de morale (piété et obéissance) et comme une nécessité pour apprendre un métier. Quant aux deux autres thèmes traités, ils portent sur les schémas traditionnels de la division sexuée des rôles sociaux: les métiers peu rémunérés et sans qualification sont dévolus aux filles, le père est le modèle social par excellence, la mère transmet la morale religieuse mais, du côté vaudois, elle est aussi appréhendée en tant que «mère institutrice». Au final, même si le canton protestant est moins sectaire en matière d’éducation, l’étude conclut à plusieurs reprises que parents, communes et cantons trouvent un compromis dans les conflits sur la nouvelle politique scolaire à travers la discrimination des filles (déficit des structures et des exigences scolaires les concernant), sacrifiées à leurs frères qui, quant à eux, bénéficient d’une instruction primaire, voire post-primaire plus complète (apprentissage, poursuite des études) et de perspectives socioprofessionnelles bien plus larges.

Cette discrimination aurait pu être avantageusement éclairée par les débats hygiénistes et eugéniques relatifs à la question de l’intelligence des femmes1, qui se cristallise au moment même de l’organisation de la scolarité obligatoire. Certes, cette controverse pointe timidement à travers quelques exemples, mais l’auteure n’en relève pas les aspects contradictoires. Car de fait, les théories se télescopent entre celles qui prétendent à une moindre capacité intellectuelle et pédagogique des femmes, et celles qui soutiennent l’argument inverse sans pour autant promouvoir leur instruction: «les filles sont ‘plus précoces, plus intelligentes’, mais leur instruction est moins importante puisque l’activité des femmes ‘est limitée à l’intérieur du ménage’» (cité en p. 253). Concernant cette thématique, des travaux ont par ailleurs souligné l’influence du discours féminin/féministe et du phénomène associatif qui lui est lié, dont le développement s’intensifie en Europe précisément durant la période prise en considération2. Toujours est-il que l’ouvrage d’A.-F. Praz témoigne d’un effort soutenu pour intégrer la perspective genre, même si celle-ci reste inégalement appliquée selon les thèmes abordés. Une limite qui atteste de la complexité et de l’ambition à prendre en compte les rapports sociaux entre les sexes dans une étude historique de longue haleine. En cela, l’approche d’A.-F. Praz est exemplaire, car elle démontre comment, malgré les lacunes des sources, l’historien/ ne peut enrichir ses recherches, affiner ses hypothèses et nuancer ses résultats.

Sous le titre modeste «De l’enfant utile à l’enfant précieux. Filles et garçons…», c’est en réalité un vaste pan de l’histoire sociale qu’aborde A.-F. Praz. Parents, auto rités politiques et élites religieuses constituent les principaux acteurs de ce qui est davantage une étude de la transition démographique, alimentée de composantes multiples: histoire de la fécondité, de la sexualité, de la santé publique, de la formation des sages-femmes… C’est en faisant le point sur les théories anglo-saxonnes s’intéressant au déclin de la fertilité que l’auteure élabore une grande partie des hypothèses et démonstrations de sa recherche, et construit certains des nombreux tableaux statistiques qui illustrent l’analyse comparative entre cantons ou villages; mais les travaux portant sur l’histoire de l’enfance en tant que telle sont quant à eux utilisés avec parcimonie. Inscrite dans un espace plus large, l’émergence du statut de l’enfant précieux aurait trouvé un ancrage significatif dans le réseau européen, voire international de protection de l’enfance, qui prend son essor dès la fin du XIXe siècle, trouve une impulsion nouvelle dans les secours apportés aux enfants au cours du premier conflit mondial, et se cristallise dans la première Déclaration des droits de l’enfant adoptée à Genève en 1923 par l’assemblée de la Société des Nations. C’est sans doute dans un tel contexte que l’auteure aurait pu rattacher la nouvelle conception helvétique de l’enfant-qualité, lorsqu’elle constate que «l’enfant n’a plus seulement des devoirs, mais aussi des droits» (p. 259). Enfin, dans cet ouvrage très complet, un index aurait été... utile et précieux pour déterminer si ce n’est les réseaux des acteurs, du moins repérer les protagonistes impliqués dans les multiples facettes d’une recherche qui combine les disciplines socioculturelles, économiques et politiques de l’histoire démographique – la perspective genre proposée par A.-F. Praz ne représentant que l’une des nombreuses qualités de son approche historique à l’enfance et surtout à la famille, thèmes encore trop rarement abordés en Suisse.

1 Pour une étude qui fait le point sur la question, encore débattue dans notre XXIe siècle, voir Catherine Vidal et Dorothée Benoit-Browayes, Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, éd. Belin, 2005.

2 Voir par exemple les articles de Monique Pavillon et François Vallotton, Michèle Riot-Sarcey et Eliane Gubin (respectivement pour la Suisse romande, la France et la Belgique), dans M. Pavillon et F. Vallotton (éd.), Lieux de femmes dans l’espace public, 1800–1930, Histoire et société contemporaines, Université de Lausanne, 1992.

Citation:
Mariama Kaba: compte rendu de: Anne-Françoise Praz: De l’enfant utile à l’enfant précieux. Filles et garçons dans les cantons de Vaud et de Fribourg (1860–1930). Lausanne, Editions Antipodes, 2005. Première publication dans: Revue suisse d’histoire, Vol. 56 Nr. 2, 2006, S. 222-224.

Redaktion
Veröffentlicht am
20.12.2011
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Die Rezension ist hervorgegangen aus der Kooperation mit infoclio.ch (Redaktionelle Betreuung: Eliane Kurmann und Philippe Rogger). http://www.infoclio.ch/
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